Données du web, plateformes privées et sciences sociales. La recherche publique dans le nouveau régime de connaissance
Ouassim Hamzaoui  1@  , Guillaume Marrel  1@  
1 : Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse
Université d'Avignon

L'essor du web “amplifie” (Boullier, 2015) la connaissance des publics, par la connexion massive et permanente, le développement de services d'information et de consommation, l'explosion des réseaux sociaux numériques, ou encore la démultiplication des capteurs... Diverses et massives, les données du web sont aujourd'hui très largement exploitées pour capter, mesurer et tracer avec précision les mouvements et tendances d'opinion (Beuscart 2017) ; et ce, dans des perspectives aussi bien marketing (Boullier & Lohard 2012), que politiques (Gaumont et al. 2018) ou académiques (Schober & al. 2016). Il apparaît toutefois que, dans la longue histoire des artefacts mobilisés à cette fin de connaissance de “l'état des esprits” (enquête documentaire, compte-rendu d'observation, étude statistique, questionnaire, entretien, sondages, etc.) (Karila-Cohen 2008), les jeux complexes de données quantitatives et qualitatives issues des activités numériques de la

population recomposent les SHS non seulement sur un plan épistémologique et analytique, mais également dans leur rôle social et politique.

Aussi, la présente proposition envisage-t-elle d'éclairer la manière dont l'actuelle profusion des données du web, et tout particulièrement celles issues des réseaux sociaux numériques (tweets, likes, followers, etc.), est susceptible de reconfigurer la place et le rôle des acteurs scientifiques de la recherche publique en sciences humaines et sociales (SHS) dans ce champ protéiforme du “travail des données”. Plus précisément, notre contribution formule l'hypothèse selon laquelle les SHS se retrouvent, dans leurs acception académique, particulièrement mises en concurrence et en difficulté quant à leurs prétentions à connaître les publics, leurs comportements, attitudes et opinions. L'amplification de la connaissance de “l'opinion” et des publics s'accompagne effectivement d'une dynamique de privatisation qui affecte très directement les SHS dans leur autonomie professionnelle et mettent rigoureusement à l'épreuve leur “juridiction” de pratiques (Abbott 1988). 

En profitant paradoxalement à un nombre relativement restreint d'opérateurs privés (fournisseurs d'accès, moteurs de recherche, diffuseurs de contenus, capteurs de tendances, attracteurs de publicités, générateurs et valorisateurs de données massives d'utilisateurs) (Tillinac 2006), le web 2.0 correspond à l'émergence du modèle économique du data lock-in qui, mis en œuvre par les grandes plateformes du Web, modifie radicalement les conditions sociopolitiques de la gouvernementalité du public (Foucault 2004). Générant un enfermement propriétaire de la parole et de l'opinion publique, ce nouvel environnement numérique confère en effet à ces entreprises privées des prérogatives inédites (en termes d'accessibilité et de conformation des données) quant à la possibilité de connaître et donc “conduire les publics”, et ce au détriment des opérateurs de la recherche scientifique. La prolifération des données et surtout la marchandisation de la “mise en données” du monde a ainsi ouvert un espace d'incertitude dans lequel l'Etat et la recherche publique n'aurait d'autres options que de se placer dans la dépendance, voire sous la subordination, des intérêts de puissants acteurs privés, à l'instar du partenariat entre Social Science One et Facebook portant sur les “effets des médias sociaux sur la démocratie et les élections” (Reuell 2018).

Reposant sur les premiers résultats d'un projet de recherche interdisciplinaire (juristes, politistes et informaticiens) intitulé GOOW, relatif à la gouvernance des corpus scientifiques d'étude du Web 2.0 (complexification des conditionnalités juridiques et sophistication des techniques de traitement statistique), notre contribution envisage d'éclairer l'émergence et les propriétés de cette science de l'opinion 2.0. Elle explore notamment l'hypothèse d'une perte de monopole – voire d'une relégation – de l'Etat et de la recherche publique, et d'une omnipotence d'acteurs privés dans le gouvernement de la connaissance numérique des publics et des opinions. Pour ce faire, notre enquête appréhende cette dérégulation des dispositifs de connaissance des publics des sociétés connectées à l'aune des processus de réglementation dont celle-ci fait l'objet, au travers notamment de la mise en oeuvre du Règlement Général sur la Protection des Données. Plus spécifiquement, notre étude porte sur le processus de régulation des usages scientifiques des données générées sur les plateformes privées du Web, dans le cadre des démarches de “recherche” que le RGPD définit précisément de manière très extensive. Nous examinerons notamment la préparation du nouveau guide de la recherche SHS que la CNIL s'apprête à publier au début de l'année 2019, de manière à protéger et encadrer l'utilisation des données personnelles dans la production scientifique.


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