Mesurer les inégalités les résoudre. Pratiques de quantification dans la négociation de l'égalité professionnelle en entreprise
Hélène Demilly  1@  , Vincent-Arnaud Chappe  2@  
1 : Université Paris Nanterre
Université Paris Nanterre
2 : Centre de Sociologie de l'Innovation  (CSI)  -  Site web
CNRS : UMR7185, MINES ParisTech - École nationale supérieure des mines de Paris
60 Boulevard Saint Michel 75272 PARIS Cedex 06 -  France

L'objectivation statistique joue un rôle central dans le traitement des inégalités de genre au travail, et semble désormais faire l'objet d'un large consensus. Les pratiques de quantification de ces inégalités s'inscrivent d'abord dans le cadre d'une injonction légale, celle de négocier sur l'égalité professionnelle en s'appuyant sur un rapport chiffré et détaillé de la situation de l'entreprise en la matière, le Rapport de Situation Comparée (RSC). Mais elles peuvent également faire l'objet d'usages managériaux, dans le cadre de l'obtention d'un Label Diversité ou d'indicateurs exploités par les agences de notations extra-financières. La quantification des inégalités de genre apparaît ainsi à la croisée de l'instrument d'action publique, de l'expertise militante et de la rationalité gestionnaire.

La communication s'intéresse aux usages de la quantification par les acteurs managériaux et syndicaux au niveau de l'entreprise. Elle analyse la façon dont les chiffres sont utilisés pour cadrer la négociation, et font office d'appui et de ressources pour ces acteurs. Elle pose la question de la capacité des chiffres à produire une situation de consensus sur la situation et les solutions à apporter (Porter, 1996), ou au contraire des dissensions et conflits qui peuvent apparaître autour des données et de leurs usages.

Nous croisons ici les résultats de trois enquêtes. Elles s'appuient sur des dispositifs méthodologiques variés et complémentaires, permettant de saisir à la fois les processus de construction des données et leurs usages, dans le contexte de la négociation légalement encadrée comme dans celui de programmes managériaux. La première consiste en une analyse socio historique sur la genèse, les réformes et les usages du RSC. Elle s'appuie principalement sur l'analyse d'archives administratives, complétées concernant la période plus contemporaine par 42 entretiens, notamment avec des syndicalistes. La seconde s'appuie sur une enquête ethnographique par observations, menée pendant six mois au sein du service « mixité » d'une banque française, et sur 20 entretiens avec des dirigeant.e.s et des acteur.trice.s chargé.e.s du déploiement de ce programme managérial. La troisième, enfin, est une enquête collective sur la négociation de l'égalité professionnelle, avec une analyse systématique de 186 accords issus de la base du Ministère du Travail, et 20 monographies d'entreprises constituées d'entretiens avec des acteurs de la négociation.

On reviendra d'abord sur la genèse et l'évolution des dispositifs de quantification de l'égalité professionnelle. On s'intéressera particulièrement au Rapport de Situation Comparée, mais aussi à d'autres dispositifs promouvant la quantification de l'égalité dans une perspective managériale. On s'attachera ensuite à montrer comment, dans le cadre de rapports de pouvoirs asymétriques au sein des entreprises, le contrôle de la production des données revêt un caractère stratégique, et permet à certains acteurs (notamment les Directions, mais aussi les services les plus légitimes au sein de celles-ci) d'imposer un cadrage de l'égalité conforme à leurs intérêts et à leurs représentations, sous couvert de l'objectivité des chiffres. Cependant, on montrera comment, tout en accordant une grande importance aux données statistiques, les acteurs.trice.s (syndicats, services RH) ne se laissent pas réduire à une attitude de déférence envers celles-ci. Bien au contraire, elles et ils opèrent une forme de « statactivisme » (Bruno, Didier et Prévieux, 2014 ; Didier et Tasset, 2013), et se saisissent de « prises » » (Bessy et Chateauraynaud, 1995) sur les données. On distinguera ainsi trois opérations socio-cognitives critiques, qui sont déployées stratégiquement pour peser dans le rapport de force pour la reconnaissance des inégalités. On discutera, enfin, la manière dont les pratiques de quantification reconfigurent l'égalité professionnelle, entre l'usage des données comme ressource stratégique de dévoilement des inégalités, et la dépolitisation induite par la technicisation croissante de ces enjeux, adjointe à de nouveaux outils informatiques.


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