Faire du chiffre. Enquête sur la production et les usages de la statistique dans l'administration du logement social
Marine Bourgeois  1@  
1 : Marine Bourgeois
Centre d'études européennes, Sciences Po

L'attribution des logements sociaux fait l'objet d'un imposant arsenal juridique et réglementaire, qui se structure autour de deux catégories d'action publique concurrentes et non hiérarchisées, que sont la mixité sociale et le droit au logement. Face à ces ambiguïtés normatives, les organismes Hlm et leurs partenaires institutionnels définissent les priorités du logement social : ils gèrent les flux d'entrée, qualifient et catégorisent les dossiers, trient et sélectionnent les ménages, afin de placer le « bon » candidat au « bon » endroit (Sala Pala, 2013 ; Bourgeois, 2013).

Si les recherches engagées sur les attributions de logements sont déjà fort nombreuses, elles se sont jusqu'ici surtout focalisées sur les usages informels du principe de mixité sociale et leurs effets en termes de discrimination et de ségrégation (Tanter et Toubon, 1999 ; Kirszbaum et Simon, 2001 ; Tissot, 2005 ; Bonnal, Boumahdi et Favard, 2013). Elles ont porté sur des systèmes d'acteurs locaux (Bourgeois, 1996) ou se sont appuyées sur des comparaisons internationales (Sala Pala, 2005), mais ont souvent négligé l'étude des pratiques professionnelles. Les salariés du logement social jouent pourtant un rôle central dans les processus d'attribution : ils évaluent les situations pour distinguer ceux qui sont dignes d'être logés de ceux qui ne le sont pas ; ils élaborent des outils pour prédire les comportements et identifier les « groupes à risque » (Simon, 2003). Les professionnels du logement social doivent également composer avec de nouvelles injonctions, gestionnaires et participatives (Demoulin, 2016), qui reconfigurent les modalités de tri et de sélection des dossiers.

Située au croisement de l'analyse des politiques publiques et de la sociologie du travail, cette communication s'appuie sur une enquête ethnographique réalisée entre février 2011 et mars 2015 dans six organismes HLM – trois offices publics (OPH) et trois entreprises sociales pour l'habitat (ESH) – implantés dans trois villes françaises, rebaptisées Grandeville, Miville et Petiteville. Fondée sur des entretiens semi-directifs et des observations, l'enquête a consisté à observer le fonctionnement concret de la chaîne d'attribution (Bourgeois, 2017). Elle met en lumière trois effets des transformations managériales du travail d'attribution (Avril, Cartier et Siblot, 2005 ; Bezes, 2009) : le durcissement de l'encadrement des agents de terrain, la sensibilité accrue de ces derniers aux enjeux de peuplement et le renforcement des discriminations dans l'accès au parc social.

Cette communication se structure autour de deux axes principaux. La première partie porte sur les effets des dispositifs de comptage, d'évaluation et de gestion, mis en place au sein des organismes Hlm depuis le début des années 2000. Nous montrons comment la diffusion des statistiques individuelles, conditionnant l'octroi de primes annuelles, transforme le rapport au métier et les pratiques d'attribution. Leur position de « gestionnaire de risques » les conduit, en effet, à formuler des jugements sur les demandeurs de logement du point de vue des risques qu'ils représentent pour le bailleur, et à développer des stratégies de peuplement pour « rééquilibrer » les immeubles, limiter les troubles de voisinage et réduire les impayés de loyers. Dans la deuxième partie, nous nous focaliserons sur les instruments de peuplement, qui visent à agir sur la distribution spatiale des populations. Elaborés à partir de savoirs d'expérience et de données statistiques, ces instruments prennent des formes variées, allant du modèle de cotation de la demande au simple tableau Excel. Nous montrons alors que le recours à la statistique permet de faire émerger des catégories de populations « à risque » et de doter les acteurs d'un pouvoir « supposé » de prédiction des comportements. Au sein de l'administration du logement social, la politique du chiffre est donc un moyen de légitimer des pratiques discriminatoires.


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