Des chiffres et des lettres : délimiter, quantifier, cartographier et analyser des espaces littéraires sur YouTube, Instagram et Tumblr.
Marine Siguier  1@  
1 : Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d'information et de communication
Sorbonne Université : EA1498

Marine Siguier, Doctorante au CELSA en sciences de l'information et de la communication

But de notre thèse : dresser une cartographie des espaces littéraires qui se sont constitués au fil des années sur YouTube (« Booktube »), Instagram (« Bookstagram ») et Tumblr (« Booklr »), à travers les innombrables publications d'internautes évoquant leurs lectures sur ces plateformes de partage d'images et de vidéos. Cette posture de recherche pose un certain nombre de difficultés méthodologiques, que nous proposons d'évoquer ici. 

YouTube, Instagram et Tumblr sont des cibles mouvantes, en perpétuelle évolution, ce qui en fait des objets d'étude particulièrement instables. Tous les jours, de nouveaux contenus sont publiés, et cette production perpétuelle de données (YouTube : 4 milliards de vidéos vues par jour; Instagram : 70 millions de photos partagées chaque jour; Tumblr : 75,8 millions de publications quotidiennes) exclut d'emblée toute prétention à l'exhaustivité des analyses. 

Dès lors, comment choisir, classer, organiser des typologies au sein de ce pré-corpus surdimensionné et toujours changeant ? Face à la prolifération numérique, « quel couteau choisir ? » (Didi-Huberman) ? Il n'existe pas de structure indépendante d'archivage des contenus de ces réseaux socionumériques, comme il en existe par exemple pour les contenus télévisuels (cf archives de l'Inathèque). Le chercheur reste donc tributaire des outils que les dispositifs eux-mêmes mettent à disposition. Cette dépendance pose la question de la prise de distance critique, et de l'incapacité à sortir du cadrage et des médiations techniques proposés par ces plateformes. 

 Dans Les humanités numériques, Pierre Mounier souligne que le numérique est dominé par un certain imaginaire de la science et la technique comme idéologies, qui inciterait les sciences sociales à élaborer des modèles issus des « sciences dures ». Cet usage de méthodes statistiques et algorithmiques a notamment permis de renouveler le regard porté sur les textes littéraires, à travers une systématisation des études lexicales, stylistiques et sémantiques, remettant ainsi en question ce que Pierre Bourdieu décrivait comme « une résistance toujours insurmontable » face au regard scientifique et systématisé porté sur les oeuvres, au nom de leur « statut d'exception ». La majorité des travaux de recherche existants sur YouTube, Instagram et Tumblr souscrivent également à cette mise à distance du subjectivisme des humanités traditionnelles au profit d'analyses plus quantitatives (voir Xu, Compton, Lu & Allen, 2014; Gill , Arlitt, Li & Mahanti, 2007; Hochman et Schwartz, 2012, etc). Mais cette approche soulève aussi un certain nombre d'interrogations autour des limites de l'illusion scientiste, des angles morts de cette recherche systématisée, et des écueils d'une potentielle dictature du chiffre. 

Pierre Mounier identifie une autre voie possible pour les humanités numériques. Il préconise ainsi une utilisation des technologies numériques pour s'ancrer dans « la longue tradition des humanités » qui s'appuierait plutôt sur un exercice méthodique de l'activité interprétative pour diversifier les points de vue sur un même objet de recherche. Avec d'autres (Milad Doueihi, Johanna Drucker, Yves Jeanneret...), il propose une pratique du numérique qui reposerait sur une activité créatrice et interprétative, davantage que sur l'analyse de données à grande échelle. 

Nous proposons de décrire la démarche méthodologique adoptée dans l'élaboration de notre propre thèse, issue d'un perpétuel « bricolage » (Claude Lévi-Strauss) entre ce pôle quantitatif et techniciste, et ce pôle interprétatif et subjectif : 

  • L'aspect quantitatif de notre recherche se fera notamment par l'usage des API, afin de récolter des informations chiffrables et temporelles à travers un relevé automatisé et à grande échelle de certains tags, qui nous permettront de dresser une cartographie initiale des espaces littéraires sur les réseaux socionumériques. 
  • Une fois les contours de notre terrain ainsi prédéfinis, nous nous livrerons à une analyse qualitative du contenu visuel et textuel des espaces ainsi mis en évidence. Aspect qualitatif orienté par la spécificité de notre regard analytique (ce que Mounier appelle « attitude interprétative »), caractérisé par un regard socio-sémiotique, couplé à une approche « archéologique » (Foucault) des contenus numériques, et une focalisation sur le régime de l'image.

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